À l’occasion de la conférence inaugurale de la rentrée académique 2024-2025, orchestrée par l’ISCAE, le professeur émérite Christian de Boissieu a livré une analyse riche et nuancée sur le phénomène en plein essor de la dé-dollarisation dans l’économie mondiale. Ce terme, qui évoque la réduction de l’utilisation du dollar américain en tant que monnaie référence tant pour les échanges internationaux que pour les réserves des banques centrales, suscite un intérêt croissant dans le débat économique actuel. De Boissieu a pris soin d’explorer les racines historiques et les dynamiques géopolitiques qui alimentent ce phénomène complexe.
Une montée en puissance de la dé-dollarisation
Dans un premier temps, le professeur a rappelé que la domination du dollar trouve son origine dans l’après-Seconde Guerre mondiale, plus précisément avec les accords de Bretton Woods de 1944. À cette époque, le dollar se voyait attribuer le statut d’étalon monétaire, convertible en or. Pourtant, tout a basculé le 15 août 1971 lorsque le président américain Richard Nixon a mis un terme à cette convertibilité, séparant ainsi le dollar de l’or et marquant un tournant décisif dans le paysage monétaire mondial.
« Depuis cette date, nous avons basculé dans un univers où l’or a perdu son rôle officiel dans le système monétaire international. Paradoxalement, nous assistons à un engouement sans précédent pour l’achat d’or par les banques centrales, un phénomène observé particulièrement depuis 2022 », a-t-il souligné. Ce regain d’intérêt pour l’or traduit, selon lui, une méfiance grandissante envers le dollar, avec des pays tels que la Chine et la Russie, frappés par des sanctions, qui explorent des voies alternatives afin d’atténuer leur vulnérabilité face à la devise américaine.
Le rôle des BRICS dans la transformation monétaire mondiale
De Boissieu a ensuite mis en lumière l’impact des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans cette logique. « Les BRICS aspirent à déjouer l’hégémonie du dollar dans leurs échanges commerciaux, innovant par le biais d’alternatives telles que l’accroissement de l’utilisation du yuan chinois », a-t-il déclaré. Cette démarche vise à renforcer l’autonomie de ces nations face à un système économique mondial largement dominé par les États-Unis et leur devise.
Avec l’adhésion récente d’autres pays comme l’Iran, l’Arabie Saoudite ou l’Égypte au groupe des BRICS, un tournant significatif s’opère. « Représentant près de 46 % de la population mondiale et 36 % du PIB global, les BRICS émergent comme une force géopolitique contestataire », a-t-il ajouté, soulignant que cet élargissement est intrinsèquement lié à l’accélération de la dé-dollarisation, ces nations cherchant à se libérer du « privilège exorbitant » dont jouissent les États-Unis grâce à la suprématie du dollar.
Un processus long et complexe
Cependant, malgré ces initiatives, de Boissieu a insisté sur le fait que la dé-dollarisation est un chemin semé d’embûches et exige du temps. « Il est illusoire de penser qu’une monnaie peut supplanter une autre du jour au lendemain dans le système monétaire international », a-t-il affirmé, rappelant qu’il avait fallu près de 20 ans pour que le dollar remplace la livre sterling dans le sillage de la Première Guerre mondiale.
Il a également précisé que, bien que le dollar ait perdu une partie de son emprise — passant de 70 % à 60 % des réserves de change des banques centrales en l’espace de 25 ans — il demeure la monnaie dominante. « Le dollar continue de régner sans partage et bénéficie d’une forme de rente de situation. Tant qu’il demeure l’outil privilégié pour le commerce international, il jouera un rôle central », a-t-il ajouté.
L’émergence du yuan chinois et des crypto-monnaies
La question du yuan chinois a également été abordée par Christian de Boissieu, qui a observé que, malgré la puissance économique de la Chine, cette devise ne représente encore qu’une fraction infime (moins de 3 %) des réserves de change mondiales. Cela s’explique par le fait que le yuan n’est pas encore totalement convertible. « Pour qu’une monnaie acquière une reconnaissance internationale, elle doit être convertible, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui », a-t-il souligné. Néanmoins, il envisage une montée en puissance progressive du yuan au fil des années, à mesure que la Chine continue d’ouvrir ses marchés financiers.
Il n’a pas omis de parler de l’essor des crypto-monnaies, notamment du bitcoin, présentées souvent comme une alternative au dollar. « Le bitcoin connaît une volatilité extrême et demeure non utilisé comme cours légal dans de nombreux pays », a-t-il précisé, ajoutant que, même si cet actif attire une attention indéniable, il reste davantage une spéculation qu’une véritable monnaie. Quelques pays comme le Salvador et la République centrafricaine ont tenté de lui accorder un statut de monnaie officielle, mais avec des résultats mitigés.
Un avenir polycentrique ?
Enfin, de Boissieu a envisagé une future configuration polycentrique du système monétaire mondial, imaginant un ordre centré autour de trois grandes devises : le dollar, l’euro et le yuan. « Dans dix ans, le dollar sera toujours présent, mais aura cédé un peu de terrain face à l’euro et au yuan. Cela dénote un monde davantage multipolaire, bien qu’il reste à déterminer si cette polycentralité monétaire octroiera plus de stabilité », a-t-il mis en garde.
Il a soulevé un débat critique parmi économistes et politologues quant à la stabilité d’un modèle polycentrique par rapport à celui d’une seule devise dominante, ici le dollar. « Certains spécialistes soutiennent qu’une hégémonie monétaire, bien qu’inégale, pourrait offrir plus de régulation et de prévisibilité qu’un système où plusieurs devises rivalisent pour la prééminence », a-t-il noté.
En conclusion, Christian de Boissieu a réaffirmé que malgré les efforts déployés par des entités telles que les BRICS ou la Chine pour diversifier le paysage monétaire, le dollar conserve une position prépondérante dans l’économie mondiale. Néanmoins, les bouleversements en cours, associés à un climat géopolitique instable, pourraient contribuer à un rééquilibrage progressif des forces monétaires. « Le système monétaire mondial est en mutation, mais il ne s’effondrera pas du jour au lendemain. Le dollar restera un acteur de premier plan pour un temps encore », a-t-il conclu, tout en plaidant pour une vigilance accrue sur les évolutions à venir, notamment concernant le yuan et les crypto-monnaies.